
La vérité sur leurs marges. « D'énormes différences existent entre les valeurs ajoutées des différents niveaux de l'industrie du pétrole. Le maximum de revenus des grands groupes pétroliers est gagné en amont, dans les activités d'exploration et d'exploitation des gisements », confie un salarié de Total. «Le prix de l'extraction varie entre 5 et 60 dollars le baril. Avec un baril vendu à 135 dollars sur le Nymex, le pétrolier chargé de l'extraction se fait une bonne marge ! Par contre, la marge de raffinage, elle, est souvent négative. Shell et BP ont ainsi vendu leurs raffineries en Europe. Valero, qui ne fait que du raffinage, est dans le rouge». Réponse d'un analyste de Natixis : « Ces propos ne m'étonnent pas, les anciens d'Elf au sein de Total ont toujours méprisé les activités de raffinage. Pourtant, l'activité compte sur un retour sur investissement de 20 à 30%, selon le relevé que nous faisons auprès des grands pétroliers de leurs prévisions. Certes, les activités de raffinage sont à 80% aux mains des majors, qui s'en sont désintéressées. Mais si l'on prend l'exemple du finlandais Neste Oil, le groupe a investi dans de nouvelles capacités et c'est aujourd'hui très rentable.» Quelle est la réalité ? Quelques éclaircissements s'imposent avec Jean-Pierre Favennec, directeur du Centre Economie et gestion de l'Ecole du pétrole et des moteurs.
Définition. « Quand on utilise une tonne de pétrole, on en tire à la sortie de la raffinerie disons 20 à 30% d'essence, 35% de gazole, 20 à 40% de fuel lourd. Ce pétrole est acheté 140 dollars le baril, mettons, en Arabie saoudite ou au Venezuela. Arrivé en France, il coûte 145 dollars. A la sortie de la raffinerie, la moyenne des prix des produits pétroliers est de 150-155 dollars. La marge de raffinerie est constituée par cet écart. Elle tourne autour de quelques dollars par baril», schématise Jean-Pierre Favennec.
Barils et tonne ?
Reste à savoir si la marge de raffinage est négative, comme l'affirme le salarié de Total, ou confortable, comme l'avance l'analyste de Natixis. « Si aujourd'hui vous construisez une raffinerie normale, cela vous coûte 3 milliards de dollars»,
explique Jean-Pierre Favennec. « Soit environ 600 millions de dollars par an. Conclusion, pour rentabiliser votre investissement, si vous fabriquez 10 millions de tonnes de produits pétroliers, il faut que cela vous rapporte au moins 60 dollars par tonne. Il vous faut donc assurer une marge de 10 dollars par baril pour couvrir les coûts. Résultat : les pétroliers n'ont pas d'incitations à construire des raffineries aujourd'hui. Si elles sont amorties depuis longtemps, vous faites de l'argent. Si vous devez investir, cela ne vaut pas le coup. » Voilà de l'eau au moulin du manque d'entrain des grands pétroliers à investir pour augmenter leurs capacités de raffinage. Une réalité qui a varié au cours du temps.
Spéculateurs
Années noires. Jean-Pierre Favennec confirme les vaches maigres de l'activité des raffineries entre 1990 et 2002. « Dans les années 80-90, si vous aviez une raffinerie dans laquelle vous aviez investi depuis longtemps, même avec une marge de 2 dollars par baril, vous couvriez déjà vos
amortissements. Dans les années 90 et jusqu'en 2002 par contre, les marges étaient négatives. Si vous veniez d'investir dans votre raffinerie, même avec une marge de 10 dollars par baril, vous couvriez à peine vos amortissements. A partir de 2002 enfin, les marges sont devenues bien meilleures qu'avant. » Au premier trimestre 2008 en effet, la raffinerie de Saras en Sardaigne a fait état d'une marge de 12-13 dollars par baril. La future raffinerie de El Zour au Koweit, dont la capacité de production sera de 615 000 barils par jour, devrait compter sur une marge de 14-15 dollars par baril. Le raffinage est très cyclique, et a longtemps été en surcapacité. « On vient de nombreuses années de sous-investissement », explique une analyste de Natixis securities. Aujourd'hui, la donne a changé : le Moyen-Orient se lance avec l'appui de compagnies comme Total dans la construction de nouvelles raffineries à Jubaïl en Arabie Saoudite (400 000 barils par jour), ou Al Zour au Koweit (615 000 barils par jour). Reste que les résultats ne seront pas immédiats.
En amont des raffineurs, l'épuisement de l'offre
Et le Gazole ? D'aucuns ont tôt fait de constater l'augmentation effrénée du gazol e, dont le prix dépasse l'essence à la pompe. En utilisant la différence entre le prix du baril de brent de pétrole et le prix du gazole sur le marché de Rotterdam , l'UFC-Que choisir a pu tracer l'évolution de la marge de raffinage moyenne sur le gazole, qui a explosé par rapport à celle sur l'essence au fil des années. Selon ce calcul, elle est passée de 2 centimes d'euro en 1995 à 15 centimes d'euro en mai 2008 pour un litre de gazole. Pour l'essence, en revanche, la marge de raffinage est restée à ses niveaux usuels de 2 à 4 centimes d'euro le litre. Et de dénoncer là aussi le manque d'investissement des raffineurs face à la demande. « Lorsque l'on regarde des différences de marges de raffinage entre le gazole et l'essence, ce qui est intéressant, c'est de faire des comparaisons dans le temps. Et l'on se rend compte que le gazole est devenu le produit le plus rare », explique Jean-Pierre Favennec. Erreur de stratégie de l'Etat qui avec ses incitations fiscales a poussé à la diésélisation du parc automobile ? Volonté délibérée des raffineurs de ne pas investir et faire monter les enchères en restreignant l'offre ? Inadéquation structurelle entre une demande volatile et une industrie lourde à faire évoluer ?
« Le marché européen est déficitaire sur le gazole, que la France importe de Russie », explique une analyste de Natixis securities. « Suite aux surcapacités dont ont souffert les raffineurs après le deuxième choc pétrolier, ces derniers ont diminué le taux d'utilisation de leurs raffineries, ce qui a signifié la baisse de la production d'essence, mais aussi de gazole». Les exportations de gazole des Etats-Unis vers la France en échange de son surplus d'essence étant en baisse, la France doit encore davantage se tourner vers la Russie.
Pénurie sur les hydrocraqueurs. «La technologie à mettre en place pour produire plus d'essence est beaucoup moins chère que celle pour produire plus de gazole» explique Jean-Pierre Favennec. Or depuis les années 80 la France et l'Europe en général ont doté leurs raffineries de craqueurs catalytiques, qui permettent de produire plus d'essence à partir d'un même baril de pétrole. L'outil de raffinage n'est donc plus adapté. Un hydrocraqueur, qui permet d'augmenter la part du gazole, coûte 600 millions d'euros. Mais pour fabriquer un hydrocraqueur, il faut trouver des compagnies de services pétroliers. Peu d'acteurs sont présents sur le secteur. Technip, société parapétrolière d'ingéniérie et services, doit faire face à la hausse des coûts des matières premières et au manque de main d'œuvre : l'industrie manque de bras. L'hydrocraqueur est donc rare et coûteux. Avant d'investir dans le précieux remède, qui ne produira ses effets que dans plusieurs années, les raffineurs réfléchissent à deux fois.